Friday, October 4, 2013

Mohammed VI doit s’expliquer sur l’arrestation du journaliste Ali Anouzla (paru dans Lakome.com le 4 octobre 2013)

L'incarcération du journaliste Ali Anouzla le 17 septembre 2013 et son inculpation à Rabat par le procureur du roi dans le cadre de la loi anti-terroriste soulève de sérieux doutes sur la capacité de la monarchie marocaine à accepter la liberté de la presse et l'expression d'opinions indépendantes et critiques à l'égard du roi et de son entourage.

Youssef Bellal
Que reproche la justice marocaine à Ali Anouzla? La publication d'un lien vers une vidéo d'Al-Qaida sur le site d'information Lakome.com qui équivaudrait à une « aide matérielle, apologie, et incitation au terrorisme ». En réalité, c'est dans son travail de journaliste libre -et non dans une prétendue apologie du terrorisme- qu'il faut chercher le véritable motif de son inculpation dans cette mascarade de procès politique. Ali Anouzla est connu pour ses articles pointant du doigt l'autoritarisme du roi, la corruption sévissant au plus haut niveau du régime ou encore l'affairisme de la monarchie.

A travers le site Lakome.com, Ali Anouzla a joué un rôle de premier plan dans le « Daniel Gate » (août 2013) en révélant aux Marocains le scandale de l'amnistie royale dont a bénéficié le pédophile espagnol dont le sort est aujourd'hui entre les mains de la justice ibérique. En suscitant une vague d'indignation au Maroc et des manifestations mettant en cause directement une décision royale, le « Daniel Gate » avait obligé Mohammed VI à se déjuger sous la pression du mouvement contestataire, et ce, pour la première fois depuis le début de son règne en 1999. Ali Anouzla paie donc, avant tout, le prix de sa couverture de cette affaire, qui a constitué un tournant dans le rejet du pouvoir autoritaire du roi.

Au-delà du cas d'Ali Anouzla, la monarchie cherche de nouveau à intimider toutes les voix critiques qui pourraient s'élever et mettre en cause l'autoritarisme royal. Car quelques semaines à peine après le « Daniel Gate », on a vu, là aussi pour la première fois dans le règne de Mohammed VI, des députés de partis pourtant acquis au régime critiquer ouvertement le caractère servile de la cérémonie annuelle de renouvellement de l'allégeance au roi. Le régime entend donc signifier à tous ceux qui, à l'avenir, critiqueraient ouvertement le monarque que le sort d'Ali Anouzla les attend.
Comme dans le « Daniel Gate », l'affaire Anouzla montre que le système judiciaire est entièrement aux ordres de la monarchie. Plutôt que d'être les protecteurs des libertés, de nombreux juges au service du régime en sont les fossoyeurs. L'arsenal législatif permet à la monarchie de jeter en prison des individus pour leur simple opinion (Sahraouis militant pour le droit à l'autodétermination du Sahara, les membres des différents mouvements islamiques) en toute « légalité ».

L'affaire Anouzla intervient également dans un contexte régional que la monarchie cherche à exploiter à son avantage. Le coup d'état contre le président égyptien Mohammed Morsi, et la répression sanglante des Frères musulmans se sont déroulés sans craintes sérieuses pour le régime militaire qui a fait un large usage de l'accusation de terrorisme pour éliminer le mouvement islamique. En ayant à l'esprit l'exemple des militaires égyptiens qui n'ont été inquiétés ni sur le plan intérieur, ni dans leur relation avec les puissances occidentales, et en exploitant également le prétexte du terrorisme, les dirigeants de l'Etat marocain croient donc prendre peu de risques. Pour le régime de Mohammed VI qui se prévaut d'avoir absorbé la contestation en ayant recours à une révision de la Constitution et à des élections anticipées, le putsch d'Egypte signifie un coup d'arrêt durable aux espoirs de démocratisation suscités par la chute, en 2011, des dictateurs Ben Ali et Moubarak, et un regain d'assurance dans la répression du mouvement démocratique.

Une nouvelle fois, le Parti de la justice et du développement (PJD) qui dirige le gouvernement marocain depuis les élections législatives de novembre 2011 et détient le portefeuille de la Justice, a été mis devant le fait accompli par le Palais. Mais au lieu de se désolidariser d'une décision qu'ils n'ont jamais prise, les dirigeants du PJD ont fait le choix de la défendre par la voix du porte-parole du gouvernement. Cette situation est d'autant plus paradoxale que la loi anti-terroriste qui sert de cadre légal aux poursuites judiciaires contre Ali Anouzla, avait été dénoncée par les mêmes dirigeants pour son caractère liberticide au moment de son adoption en 2003. Le PJD avait également pris fait et cause pour plusieurs centaines de détenus « salafistes » incarcérés et condamnés abusivement pour terrorisme.

Toutefois, le cœur du problème n'est pas la responsabilité du PJD dans l'affaire Anouzla mais bien celle des réels détenteurs du pouvoir. Car si l'incarcération d'Ali Anouzla a été décidée par le pouvoir marocain, il est légitime de se demander qui exactement est derrière cette décision? Un conseiller du roi qui n'a aucune existence constitutionnelle ? Avec l'aval de Mohammed VI ? Dans un système politique où la justice est, de fait, aux ordres du Palais, et où selon l'article 107 de la Constitution, le roi est censé être le garant « de l'indépendance du pouvoir judiciaire » et non son fossoyeur, c'est à Mohammed VI de s'expliquer sur cette affaire.
 

Thursday, September 12, 2013

Religion and the force of the social: some notes on Durkheim’s "Elementary Forms of Religious Life"

What would be the perfect embodiment of the force of the social identified and theorized by Durkheim in the Rules of Sociological Method (1895)? The Durkheiman answer is without hesitation: religion. One of the most interesting passages of The Elementary Forms of Religious Life (1912) is the parallel- even identity- between society and religion: “Society in general, simply by its effects on men’s minds, undoubtedly has all that is required to arouse the sensation of the divine”; “A society is to its members what a god is to its faithful”; individuals defer “to society’s orders” because society is an “object of genuine respect” and has a strong “moral influence” (p.210).

 Thus, the whole Elementary forms can be read as a metaphor of the social for Durkheim in which the description of the primitive-universal religion in its almost naked simplicity is, in fact, the description of the social and its force. For example, the totem and the duplication of the soul are understood in terms of relationship between the inside and the outside: “the totem is the individual’s soul, but the soul externalized and invested with greater powers that hose it is believed to have while inside the body”“it is the extension inside us of a religious force that is outside us” (p.283).

From this perspective, Durkheim is not only working on “the simplest and most primitive religion” in
order to find the social phenomenon in its purity and applying the rule of simplicity formulated in the Rules of Sociological Method almost twenty years before The Elementary Forms was published, he is also looking for an eternal and universal form of the social from which every meaningful institution or set of practices are derived. All fundamental social phenomena should be encompassed in The Elementary Forms. This is why we should not be surprised to read from Durkheim -the scientist and Auguste Comte’s heir- the following: “fundamental categories of thought and thus science itself, have religious origins”; “all great social institutions were born in religion”; “the idea of society is the soul of religion” (p.421); “scientific thought is only a more perfect form of religious thought” (p.431).

 The discourse on science is also paradoxically important in the Elementary Forms because it is related to Durkheim’s ambition to make sociology the prime authority of all social sciences, which are necessarily all science of the social and all encompassed by it. Here there is a tension-contradiction between one the one hand the Kantism claimed by Durkheim in The Rules and by the a priori definition of religion and the theorization of “the social origin of the categories [of knowledge]” (p.14), for example the category of causality given by the collectivity (p.372).

 This parallelism-analogy-identity between science and religion in the Elementary Forms raises precisely the question of “forms”, and their relationship to “norms” (Rabinow, French Moderns). The “social” and the Durkheiman conception of religion are themselves a social construction that emerges in the context of new relationships between power and knowledge (industrialization, the development of the modern state and its technocracy, colonization and the new sciences) in which a new social imaginary is made possible by the circulation of recognizable and reproducible forms and norms. For example, according to Durkheim, both religion and science “connect things to one another, establish internal relations between those things, classify them” and translate reality into “intelligible language”. 

Among the historical and social conditions enabling Durkheim to think of religion “in general” and to look for “what is eternal and human in religion” and for its “whole objective content” (p.4) is the new relationship of the West to the rest. It is true that Durkheim takes for granted that there is a universal thing called religion because of his attempt to theorize the universal social. But we should recall here that the general category of “religion” emerged in Europe in the context of sectarian conflicts and the colonial encounter of the Other (see for example Cantwell Smith, Talal Asad), notably after the “discovery” of America and the debate among the scholastics about the nature of the Indians in the sixteenth century. The definition of religion has always been problematic. Max Weber in his sociology of religion thinks that giving a definition of religion is not relevant and the main problem for him is rather to find religion in the social. Paradoxically, Geertz who claims to pursue the Weberan project and sees reality as a text to be deciphered by a hermeneutical approach, gives an essentialist definition of religion.

 It would be, then, less paradoxical to read in the Durkheiman universal definition of religion the words “Church” or “sacred and profane”. The latter dichotomy was not even part of Christian theology but was used mainly by the Enlightenment as part of the discourse of accusation against religion. Durkheim does not question its own terminology or the relationship between language and the formation of concepts, and seems reproducing its own pre-notions.

Wednesday, September 4, 2013

Individualism and Hierarchy: a Critique of Louis Dumont's "Essays on Individualism"

How far should we go to trace back the institution-constitution of anthropology not only as an established discipline since the nineteenth century but as a specific mode of enquiry, if not worldview? Anthropological studies of the non-West rely not only on fieldwork and on scholarly literature considered as specific to anthropological theory but also on a narrative grounded on the “history of ideas” and the “histoire intellectuelle de notre civilisation occidentale” (p.11), i.e. an intellectual history of modernity. This question is related to the acknowledgement, objectification and theorization of the difference-opposition between “them” and “us” that is at the basis of the anthropological inquiry. It is through a study of European thought and a selection of the “great” texts of the Western intellectual tradition that this difference is disclosed in Essais sur l’individualisme. From this perspective, if textuality is a distinctive feature of the anthropology of the West, Dumont’s project is also a continuation of the anthropology understood as the discipline dealing with societies without writing or in which textuality is not involved. It is at the same time an inversion of the perspective adopted in Homo-Hierarchicus, and starts from the “ensemble” to look for the individual. More specifically, the anthropological genealogy of the modern-individualist ideology is a religious one; it is even a Christian “genese” in Dumont’s words. Christianity produced a productive tension between the “individu-hors-du monde” and the world itself, notably after the Reformation. The transition from the “individu-hors-du monde” to the “individu-dans-le monde” is the emergence of a new relationship to the world no longer based on the devaluation of the world but on its “incarnation of the value”. This transformation was possible thanks to Luther and Calvin whose notion of predestination emphasized the centrality of human will and active participation in worldly life –a well known hypothesis already formulated by Weber. For Dumont, this transition was not only done obviously against the Church and its monopoly over the relationship to the divine and the truth, but also with the Church. After the eighth century, the latter became a kind of “spiritual monarchy” which will to power made of it a “mundane” institution de facto orienting the individuals towards an involvement in the world. The anthropological interpretation of the Western intellectual history leads Dumont to think of the theorization of the social among the philosophers of the contract, particularly the relationship between (social) equality and (political) hierarchy. The main problem of the philosophers of the contract (Hobbes, Locke, Rousseau) is to think of the political starting from the individual. How can the latter be a member of society theorized as egalitarian and at the same time, be subjugated to a central and unique authority? In fact, despite the emphasis of the revolutions of the eighteenth century on the individuals and their rights consistent with societas, the Western polity was unable to ignore the need of universitas and organic relationships among men. The concomitant emergence of sociology and socialism in nineteenth century France reflects the necessity to think of the social as a whole, which is much more than a mere assemblage of individuals and exists independently from them. This tension between individualism and holism structures not only western political thought but also sociological and anthropological theory and the way anthropologists should interpret the social. For Dumont, anthropologists should have in mind and conciliate between the individualist tradition from which they come with the observed societies’ holism. The anthropological study of modern societies is possible only after the recognition of the emergence of the individual as a “fait ideologique”. The anthropological study of non -Western societies is fruitful when it is freed from the importation of individualism as a category of analysis (p.202). The possibility of anthropology lies in the opposition and the gap between on the one hand the “modern individualism-universalism”, and on the other hand, “the closed society or culture”. It is this gap that allows the anthropologist to have a general knowledge on humanity through the concrete society and shed light upon the exceptionality of modern society (“notre propre culture”, p.193) and the exceptional universalism it professes. While individualism is related to a specific worldview separating facts from values, the “is” from the “ought”, and man from nature offered to his will, holism preserves their unity. Thus, it is this gap that makes possible the anthropology of the West. There is undoubtedly a filiation from Durkheim to Dumont via Mauss. For both authors, the science of the social –sociology, anthropology- in modern society –based on “individualism” in the context of “organic solidarity”- has and should have a political function in theorizing its unity and even producing it. For example, anthropology may contribute to “to retrieve or disclose” the principle of unity of modern culture characterized by a rationality dealing only with partial and scattered objects (“re-unir, com-prendre, re-constituer ce que l’on a separe, distingue, decompose” p.209). Anthropology can even contribute to the (re-)introduction of the principle of hierarchy-holism in modern-individualist societies. When the anthropologist study non-Western societies, his task is precisely to look for the Maussian “fait social total” -an equivalent of the “potlatch”- that would disclose their fundamental internal coherence uniting a series of oppositions. For Dumont anthropology should be an endless conversation between the (western) anthropologist’s concerns and the studied societies. If anthropology starts with the study of non-western societies, it should lead to the anthropology of western societies. His own anthropology of individualism would not have been possible without his work on India. But what Dumont does not seem to see or to deal with is the relationship of power and the absence of reciprocity that made -and still makes possible- the anthropological work. Dumont alludes to it when he excludes the combination of equality and difference and asserts that recognition of difference can only take place in a hierarchical system. However, hierarchy may be much more present in modern times than what Dumont suggests. Dumont may reply that if hierarchy is not the dominant feature inside modern-western societies, it has been (re-) introduced outside them, in the relationship to the Other alongside with the development of individualism in them. The divide between “them” and “us” was constantly (re-)defined from the fifteenth to the twentieth century according to power relations and territorial expansion. Moreover, this divide was far from being neutral or “value-free” but was the locus of a hierarchical relationship between the West and the rest that determined the production of knowledge. The sense of equality among Europeans emerged while the non-West was colonized and was concomitant to the construction of European identity. The colonies presented today as territories outside Europe were constitutive of its own identity (Algeria was “la France”, divided in three “departements”). In fact, the equality of citizens formulated by the philosophers of the contract and the constitutional and civil laws of the eighteenth and nineteenth centuries relied on a series of exclusions, notably women and the colonized subjects. To rely on Dumont’s own “genesis”, this can be even traced back to the fifteenth century and the colonization of America in which the subjugation of the Indians brought out the equality among European Christians. There is a strong relationship between the sense of equality “among us” and a hierarchy of “civilizations” (and “non-civilizations”) relying on the subjugation of the Other that has been pointed out by thinkers like Edward Said and needs to be explored further. Finally, if Dumont’s project is a continuation of the Weberian project in his attempt to understand the uniqueness of the West, is this the task of the anthropologist today? Let’s recall that Max Weber is interested in identifying the features of Western rationalism found in science, theology, art, state bureaucracy and capitalism that are at the same time “lacking” in non-western civilizations. The contrast between the West and the non-West in these fields would explain the uniqueness of western rationalism (the uniqueness of western individualism in Dumont’s approach). Following this approach, the task of the scholar working on the “non-West” has usually been understood as an attempt to make intelligible the causes of its “backwardness”, “its “underdevelopment” or its inability to “embrace modernity”. However, when anthropologists follow a non-linear and non-modern conception of time, then what would and should be anthropology? Let’s take for example Ibn Khaldun’ study of forms of power and social cohesion which relies on a cyclical time. In Dumont’s narrative (or Weber’s narrative) there is no room for this kind of approach. What would be a conception of anthropology that would leave open the possibility of other forms of scholarly writing relying on a different hermeneutic tradition, on different archives and on a different memory? Can we think of anthropology in terms that would not make us prisoner of the dichotomies and the categories of the “typological time” which denotes “quality of states” (Johannes Fabian) including “tradition” and “modernity”, pre-modern and modern, pre-colonial and colonial? One cannot overlook the difficulty to have an alternative language that would be free from these assumptions and teleologies.

Monday, September 2, 2013

بلال : يجب أن تخضع قرارات الملك للمراقبة الشعبية – فيديو – #DanielGate

« أظن أولاً أنه يجب تقنين العفو الملكي؛ يجب أن يتم هذا العفو في إطار التشاور الحكومي، بمراقبة من البرلمان وبمساهمة الجمعيات الحقوقية. هذه خطوة أولى ولكنها غير كافية لأن المشكل أعمق من هذا : المشكل هو تدخل القصر والديوان الملكي والملك، بشكل مباشر أو غير مباشر، في أمور القضاء. يجب فتح نقاش لإصلاح القضاء إنطلاقاً من هذا المنضور وهذه المقاربة. الخطوة التالية مرتبطة بشكل أعمق باشكالية النظام السلطوي المغربي. اليوم الملكية أمام إختيارين : - إما أن تخضع قرارات الملك لمراقبة المواطنين، أي البرلمان — حتى لا تبقى قرارات الملك مقدسة، تأتي من شخص معصوم من الخطأ، لا تناقش ولا تسائل. - الاختيار الآخر، هو أن لا تمارس الملكية سلطاتها ويتم التراجع ووضع حدود واضحة لسلطات الملك في أفق أن تكون الملكية برلمانية وأن تكون للملك سلطة رمزية فقط. » https://www.mamfakinch.com/بلال-يجب-أن-تخضع-قرارات-الملك-للمراقبة/

Tuesday, August 13, 2013

"Le pouvoir du roi doit enfin être contrôlé"- Tribune parue dans "Le Monde" du 08.08.2013

Après le drame des viols commis au Maroc par le criminel espagnol Daniel Galvan condamné à trente ans de réclusion criminelle, les victimes et leurs familles ont eu à subir une seconde injustice : la grâce du pédophile par Mohammed VI à l'occasion de la Fête du trône. Elles se voient trahies par le roi, pourtant censé protéger, selon l'article 42 de la Constitution, "les droits et les libertés des citoyennes et des citoyens". Selon le régime marocain, l'arrestation du pédophile en Espagne le 5 août, soit le lendemain de l'annulation de la grâce par le roi, met un terme à cette affaire qui a scandalisé l'opinion publique marocaine. Derrière ce qui est présenté par le palais comme une simple "erreur" de l'administration pénitentiaire réside le problème central de la responsabilité politique de Mohammed VI. C'est précisément le rôle du roi dans cette affaire qui a été mis en cause par les cyberactivistes sur le Net et les manifestants du vendredi 2 août. SCANDALE MORAL ET CRISE POLITIQUE MAJEURE A l'origine une sombre affaire de marchandage diplomatique avec l'Espagne, la grâce royale du pédophile s'est muée en scandale moral et en crise politique majeure mettant en cause directement la responsabilité de Mohammed VI. Un scandale moral, car des dizaines de milliers de familles marocaines se sont identifiées aux victimes et à leurs proches. Chaque père et chaque mère sont révoltés par une grâce royale qui pourrait demain viser le violeur de leurs propres enfants. Ce détournement cynique d'une décision de justice constitue, avec les affaires de pédophilie précédentes rapidement étouffées, un encouragement à sévir pour les criminels sexuels originaires de pays européens, pays avec lesquels l'Etat marocain dit avoir des intérêts majeurs. La grâce royale montre une nouvelle fois dans quel mépris sont tenus les Marocains. Pour le roi comme pour son entourage, ceux-ci sont des sujets dociles, prêts à tout accepter de leur souverain. Une telle décision serait passée inaperçue si l'avocat des victimes, relayé par les réseaux sociaux, n'avait alerté la presse. C'est aussi une crise politique majeure, car cette affaire fait ressortir les contradictions du régime. D'un côté, le palais et, en service commandé, la majorité de la classe politique ainsi que les médias ne cessent de parler des bienfaits de "la monarchie exécutive" – euphémisme désignant le despotisme – dans lequel le roi, doté de larges pouvoirs, règne et gouverne. Depuis l'accession au trône de Mohammed VI, tout est fait pour maintenir son omnipotence et son omniprésence. Toutes les décisions majeures de l'Etat sur les plans politique, militaire, social ou économique passent par le palais. De l'autre côté, Mohammed VI se défile lorsqu'il s'agit d'assumer la responsabilité politique de ses actes. Le mythe du bon monarque mal entouré et mal orienté a permis de protéger le roi d'une contestation frontale. L'adoption de la nouvelle Constitution en juillet 2011, à la suite de la contestation populaire du 20 février, et la victoire du Parti de la justice et du développement (PJD) aux élections du 25 novembre 2011 n'ont pas mis un terme ni même diminué les pleins pouvoirs du roi. UNE VICTOIRE POUR LE MOUVEMENT CONTESTATAIRE La mise en cause directe de la responsabilité du roi dans l'affaire de la grâce qu'il a accordée n'a pas été le fait d'une hypothétique nouvelle configuration institutionnelle, mais a pris forme dans les réseaux sociaux puis dans les rues de plusieurs villes. Si Mohammed VI a plusieurs fois bafoué la Constitution, qui a pourtant été rédigée par une commission totalement acquise, c'est ici la contestation citoyenne qui le rappelle à l'ordre et le ramène à une interprétation démocratique du même texte. Les tentatives d'explication du cabinet royal dans un communiqué officiel puis le retrait de la décision du roi constituent indéniablement une victoire pour le mouvement contestataire. Pour la première fois dans le règne de Mohammed VI, une frange de l'opinion publique active dans les réseaux sociaux et dans l'espace public a fait plier le roi "infaillible", dont les actes et les décisions sont indiscutés et indiscutables et sont censés s'imposer comme des ordres auréolés de sacralité. Après l'annulation de la grâce royale et l'arrestation du pédophile, Mohammed VI est-il dédouané de toute responsabilité si, comme l'indique le communiqué du cabinet royal, il ignorait tout du pédophile qui a bénéficié de sa grâce ? Le fait de ne pas savoir n'exonère en rien le roi de sa responsabilité politique et constitutionnelle. L'article 58 de la Constitution marocaine est clair : "Le roi exerce le droit de grâce." Cette affaire de la grâce royale serait donc au mieux un signe d'incompétence et de négligence sur des questions d'Etat de la plus haute importance. Comment prétendre diriger le pays et "protéger les droits des citoyens", lorsque le roi et son entourage font preuve d'une telle légèreté ? Est-ce là le message d'exemplarité morale que le commandeur des croyants adresse aux fonctionnaires de l'Etat et au peuple ? La mobilisation citoyenne dans plusieurs villes du Maroc continue – et elle doit continuer – malgré l'annulation de la décision royale. Pourquoi ? D'abord, dans cette affaire, Mohammed VI n'assume toujours pas les conséquences de ses décisions et n'a toujours pas présenté d'excuses aux victimes, à leurs familles et au peuple marocain. Ensuite, il s'agit de faire aboutir une réforme de la justice qui garantisse son indépendance du pouvoir royal. Il convient aussi de mettre un terme au caractère totalement arbitraire du droit de grâce, qui est en pratique un outil de marchandage politique entre les mains du palais tant au niveau national (gracier les groupes salafistes contre leur allégeance au roi et au régime), qu'international (marchander des prises de position politiques précaires auprès de la France et de l'Espagne sur la question du Sahara occidental). Le droit de grâce doit être exercé par le gouvernement issu des urnes avec un contrôle du Parlement et des associations de droits humains. LA MONARCHIE DOIT CHOISIR Enfin, plus fondamentalement, le scandale de l'affaire du pédophile espagnol est le résultat de l'exercice despotique du pouvoir par le roi et ses conseillers, qui ne sont soumis à aucun contrôle et ne rendent de comptes à personne. Au cœur du problème se situe l'absence de mécanismes institutionnels contrôlant les actes du roi. Il s'agit aujourd'hui soit de mettre en place ces mécanismes de contre-pouvoir protégeant les Marocains des abus du pouvoir royal et l'obligeant à être transparent, soit de réduire considérablement les pouvoirs du monarque afin de réduire leur potentiel de nuisance. C'est à ces tâches que doivent œuvrer les citoyens appartenant à toutes les sensibilités politiques, de la gauche au mouvement islamique. La monarchie marocaine a longtemps fonctionné sur ce paradoxe : un roi qui décide de tout mais n'est responsable de rien. Or, ce fondement du régime est de moins en moins toléré par les Marocains, non pas en des termes abstraits, mais à l'épreuve de questions concrètes comme l'est l'affaire de la grâce du pédophile. La monarchie doit choisir entre, d'une part, l'exercice du pouvoir suscitant une contestation frontale potentiellement fatale et, d'autre part, sa survie comme institution symbolique unifiant les Marocains et se maintenant à l'écart des soubresauts et des vicissitudes du pouvoir. * Youssef Belal est sociologue, ancien professeur à l'université Columbia à New York et à l'université Mohammed-V à Rabat) Tribune parue dans LE MONDE 06.08.2013

Sunday, August 4, 2013

Mohammed VI doit être tenu politiquement responsable de ses actes. (Texte paru sur le site Lakome.com le 4 août 2013)

Après le drame des viols commis par le criminel Espagnol Daniel Galvan condamné à 30 ans de réclusion criminelle, les victimes et leurs familles ont eu à subir une seconde injustice : la grâce du pédophile par Mohammed VI à l’occasion de la fête du trône. Elles se voient trahies par le roi du Maroc pourtant censé protéger, selon l’article 42 de la Constitution, « les droits et les libertés des citoyennes et des citoyens ». A l’origine une sombre affaire de marchandage diplomatique avec l’Espagne, la grâce royale du pédophile s’est muée en scandale moral et en crise politique majeure mettant en cause directement la responsabilité de Mohammed VI. Un scandale moral car des dizaines de milliers de familles marocaines se sont identifiés aux victimes et à leurs familles. Chaque père et chaque mère de famille sont révoltés par une grâce royale qui pourrait demain viser le violeur de leurs propres enfants. Ce détournement cynique d’une décision de justice constitue, avec les affaires de pédophilie précédentes rapidement étouffées -comme celle d’un ancien ministre Français à Marrakech- un encouragement à sévir pour les criminels sexuels originaires de pays européens et avec qui l’Etat marocain dit avoir des intérêts majeurs. La grâce royale montre une nouvelle fois dans quel mépris sont tenus les Marocains. Pour le roi comme pour son entourage, les Marocains sont des sujets dociles prêts à accepter tout de leur souverain. Une telle décision serait passée inaperçue si l’avocat des victimes, relayé par les réseaux sociaux, n’avait alerté la presse. C’est aussi une crise politique majeure car cette affaire fait ressortir clairement les contradictions du régime marocain. D’un côté, le palais et, en service commandé, la majorité de la classe politique et des médias ne cessent de parler des bienfaits de « la monarchie exécutive » -euphémisme désignant le despotisme- dans laquelle le roi, doté de larges pouvoirs, règne et gouverne. Depuis l’accession au trône de Mohammed VI, tout est fait pour maintenir son omnipotence et son omniprésence. Toutes les décisions majeures de l’Etat sur les plans politique, militaire, social ou économique passent par le palais. De l’autre côté, Mohammed VI se défile lorsqu’il s’agit d’assumer la responsabilité politique de ses actes. Le mythe du « bon monarque » mal entouré et mal orienté a permis de protéger le roi d’une contestation frontale. L’adoption de la nouvelle constitution en juillet 2011 à la suite de la contestation populaire du 20 février et la victoire du Parti de la justice et du développement (PJD) aux élections du 25 novembre 2011 n’ont pas mis un terme ni même diminué les pleins pouvoirs du roi. La mise en cause directe de la responsabilité du roi dans l’affaire de la grâce royale n’a pas été le fait d’une hypothétique nouvelle configuration institutionnelle mais a pris forme dans les réseaux sociaux puis dans les rues de plusieurs villes. Si Mohammed VI a plusieurs fois bafoué la constitution qui a pourtant été rédigée par une commission totalement acquise, c’est la contestation citoyenne dans l’espace public qui le rappelle à l’ordre et le ramène à une interprétation démocratique du même texte. En quoi ces protestations contre la grâce royale constituent un tournant politique ? Alors que la contestation du mouvement du 20 février en 2011 avait revendiqué la démocratisation de l’Etat en des termes généraux (« lutte contre le despotisme et la corruption »), la contestation de la grâce royale lui donne une vigueur renouvelée contre une cible précise. Elle donne au mouvement du 20 février un motif de contestation clair et capable de produire l’unanimité tout en soulevant des questions centrales liées à la nature du régime marocain et à l’exercice du pouvoir par le roi. Surtout, c’est la première fois sous Mohammed VI qu’une contestation politique élargie et sans coloration idéologique vise de manière aussi frontale et explicite un acte du roi. Cette mobilisation ciblée a donc le potentiel de rassembler en son sein des organisations politiques et civiles très diverses et des citoyens de tout bord. Comment interpréter la responsabilité de Mohammed VI après le communiqué du palais royal du samedi 3 août 2013 sur « l’ignorance » du roi quant à la nature des crimes commis par le pédophile espagnol ? Il faut d’abord souligner que la contestation du vendredi 2 août 2013 à Rabat puis par la suite dans plusieurs villes du Maroc a fait plier le roi, car pour la première fois le palais fait profil bas et se voit obligé de donner des explications là où, en l’absence de mobilisation, le silence méprisant eût été la seule réponse. Ensuite, cette version semble difficile à croire vu le communiqué du ministre de la justice Mustapha Ramid a clairement justifié la décision royale pour des considérations « d’intérêt national ». Enfin, comme l’ont révélé plusieurs articles de presse, un autre pédophile, Français cette fois, a été gracié par le roi en 2006. Si Mohammed VI savait, il aurait, en plus d’une faute politique, commis une faute morale grave qui lui aurait coûté son poste s’il avait été un dirigeant démocratiquement élu. Mais admettons que le roi ignorât tout du pédophile qui a bénéficié de sa grâce. Le fait de ne pas savoir n’exonère en rien le roi de sa responsabilité politique et constitutionnelle. L’article 58 de la constitution marocaine est clair : « le Roi exerce le droit de grâce ». L’affaire de la grâce royale serait donc au mieux un signe d’incompétence et de négligence sur des affaires d’Etat de la plus haute importance. Comment prétendre diriger l’Etat et « protéger les droits des citoyens » lorsque le roi fait preuve d’une telle légèreté ? Est-ce là le message d’exemplarité morale que « le commandeur des croyants » adresse aux fonctionnaires de l’Etat et aux citoyens ? Rappelons que Mohammed VI continue à exercer de larges pouvoirs, supérieurs à ce que lui confère la constitution de 2011, mais se défile lorsqu’il s’agit d’en assumer les conséquences politiques et de faire face à la critique publique et légitime des citoyens. Il devrait au minimum, présenter des excuses aux familles des victimes et aux Marocains pour cet acte indigne. En l’absence de mécanismes institutionnels mettant en cause les décisions du roi, c’est à la mobilisation citoyenne qu’incombe ce devoir critique. La monarchie marocaine a longtemps fonctionné sur ce paradoxe : un roi qui décide de tout mais n’est responsable de rien. Or ce fondement du régime est de moins en moins toléré par les Marocains, non pas en des termes abstraits, mais à l’épreuve de faits précis et de questions concrètes comme l’est l’affaire de la grâce du pédophile. La monarchie doit choisir entre, d’une part, l’exercice du pouvoir suscitant une contestation frontale potentiellement fatale et, d’autre part, sa survie comme institution symbolique unifiant les Marocains et se maintenant à l’écart des soubresauts et des vicissitudes du pouvoir.